Ce matin, je reçois un SMS d’Armand Thierry : « Bientôt la fête des mères ! Un cadeau vous attend dans votre magasin Armand Thierry dès 60 € d’achat dans la collection Femme du 16 au 26 mai. »

Alors, vous me direz, je n’ai qu’à pas laisser mes données personnelles aux enseignes. C’est pas faux, mais on apprend aussi de l’expérience, j’étais jeune et j’avais créé des cartes de fidélité partout où j’allais !

D’habitude, je supprime les messages, je les mets en spam, j’envoie le «STOP» au numéro indiqué, tout en râlant contre cette société de surconsommation, cette recherche frénétique du profit au mépris de toute valeur humaine… mais aujourd’hui, c’est différent. C’était le SMS de trop. Pourquoi ? Grâce à celleux que j’appelle affectivement « les techos ».

Les « techos » pour moi, c’est toutes les personnes qui gravitent dans le milieu professionnel informatique : devs, inté, sysadmin, et tous les autres métiers dont j’ai pas bien encore compris le nom ! A force de vous côtoyer, d’aller en conférences, de lire vos articles (les moins techniques !), d’échanger avec vous IRL ou sur les réseaux sociaux, vous changez progressivement ma façon de penser. Vous m’avez appris surtout deux paradigmes auxquels je n’avais jamais été vraiment confrontée avant et pour ça, je vous en suis profondément reconnaissante :

  1. « Se mettre à la place des utilisateurices ». Et je me suis rendue compte que ça me sert dans ma vie professionnelle et personnelle, que ça m’a aidée à être plus empathique, à réfléchir différemment avant d’agir, changer d’optique, envisager toutes les parties prenantes.
  2. « Le CRUD » - qui est pour moi lié au premier. Alors, je sais, pour vous, CRUD c’est dans une base de données, mais, pour moi, c’est devenu quelque chose de bien plus large : une philosophie de gestion de mes projets. Vous évoluez dans un domaine en constante évolution, les choses changent, et vite : ça donne le tournis, mais l’avantage c’est que ça vous contraint à vous remettre régulièrement en question. Vous allez créer de nouveaux projets pour répondre à de nouveaux besoins, regarder les projets existants et se demander s’ils ont toujours un intérêt, modifier les projets existants pour les adapter aux dernières évolutions technologiques ou des besoins des utilisateurices, et, dans certains cas, carrément supprimer des projets.

Et ce matin, en recevant ce SMS sur le chemin de l’école, j’ai repensé à tout ça…

Cher Armand (et tous les autres, d’ailleurs),
Et si, pour une fois, au lieu de penser comme des marketeux, vous pensiez comme des techos ? Et si, pour une fois, au lieu de chercher à tout prix le profit, vous essayiez l’empathie ? Et si, pour une fois, vous preniez du recul sur vos habitudes ?

Je suis une de vos clientes occasionnelles, c’est vrai, mais vous ne me connaissez pas. Je ne suis qu’un numéro parmi tant d’autres. Ce matin, je n’étais qu’un numéro de téléphone dans une base de données, par exemple. Vous ne connaissez pas ma vie, mon histoire, mes forces ni mes blessures.

Vous ne savez pas si je suis mère ou non. Dans les deux cas, vous ne savez pas si c’est par choix ou par contrainte. Vous ne savez pas si j’en suis heureuse ou désespérément triste. Au mieux, votre SMS m’agacera, au pire il remuera le couteau dans une plaie encore trop jeune, ou rouvrira une plaie ancienne.


Parenthèse

Dans mon précédent emploi, en EHPAD, nous avons décidé de supprimer les célébrations de fêtes des mères/pères/grand-mère/grand-père. Lorsque j’ai été embauchée, elles étaient célébrées, mais un jour, une résidente a perdu son fils. Dans mon métier, nous y sommes confrontés, mêmes si heureusement, ça reste rare. Alors pourquoi cette dame m’a particulièrement marquée ? Parce qu’elle avait élevé trois enfants… et qu’elle en avait déjà perdu deux quelques années avant. La voir pleurer dans la salle à manger en entendant la nouvelle, demander comment une mère pouvait survivre à tous ses enfants, nous a tous sonnés et forcés à réfléchir différemment.

Certes, nos intentions étaient bonnes, mais nous étions-nous vraiment mis à leur place en réfléchissant au projet ? Et quid des religieuses accueillies dans notre EHPAD ? Pour ne pas les « laisser de côté », elles recevaient elles-aussi le traditionnel cadeau : comment le vivaient-elles ? Étions-nous sûre que, sans forcément regretter leur choix de vie, renoncer par exemple à la maternité n’était pas douloureux pour elles ?

Ces célébrations étaient plutôt une habitude, « parce que ça s’est toujours fait »… J’essaie désormais de questionner régulièrement tous les projets que nous mettons en place dans mon nouveau travail (ça marche aussi à la maison d’ailleurs) : pour qui ? pourquoi ? Dès que quelque chose est faite par habitude ou tradition, j’essaie de réfléchir avec les équipes sur l’intérêt de perpétuer ce projet et si oui, la nécessité de le maintenir en l’état ou le modifier. C’est mon CRUD à moi…


Vous ne savez rien de mon histoire personnelle, de mes relations familiales d’avant et de maintenant. Vous n’avez aucune idée de l’impact que ce petit message peut avoir sur moi – moi personne humaine, pas moi numéro de téléphone dans une base de données.

Manifestement, vous ne savez pas ce qu’est un vrai cadeau. Un vrai cadeau, c’est quelque chose qu’on offre à quelqu’un dans le seul but de faire plaisir. Un cadeau de marketeux, c’est quelque chose qu’on offre à quelqu’un dans le seul but de générer des profits. C’est finalement un cadeau d’une enseigne à elle-même. C’est parfois une babiole quelconque fabriquée à l’autre bout de la terre par des populations exploitées, au coût de revient cyniquement ridicule ; c’est parfois un bon d’achat – dans votre enseigne bien entendu. Mais quelle que soit sa forme, c’est toujours, toujours en échange d’un achat préalable, dont le montant est largement supérieur au « cadeau ». Parfois il est connu, et parfois non : ça entretient le mystère !

Généralement, la période de validité est assez courte : il ne faut pas risquer que les gens réfléchissent, et réalisent le véritable but de la démarche – dépenser 60 € qu’on n’avait pas l’intention de dépenser maintenant ou ici. Il faut jouer sur le sentiment d’urgence – certaines enseignes rajoutent d’ailleurs que le cadeau sera délivré « dans la limite des stocks disponibles » : dommage pour les suivant·e·s !

Pour couronner le tout, souvent, le montant d’achat ouvrant droit au fameux cadeau est limité à une partie seulement du magasin. Sauf que, là encore, vous ne savez pas qui je suis. Vous ne savez pas si je suis une femme ou non. Dans votre base de données, certes, je suis une femme. D’abord parce que pour vous, il n’y a que deux choix possibles, ensuite parce que ces données datent de plusieurs années. Et si, pour quelque raison que ce soit qui ne vous regarde pas, je suis une femme qui préfère s’habiller dans les rayons « Homme » ?
Alors mettez-vous deux secondes à la place de la personne à l’autre bout de vos communications. Pensez à vos clients plutôt qu’à vos profits. Par pitié, arrêtez ce genre de campagnes de pub ! Arrêtez de perpétuer ce genre de tradition d’offrir de faux-cadeaux à chaque prétendue fête !

Bien cordialement,

Libellule


Moi, je préfère les vrais cadeaux

Je ne sais pas qui est l’œuf ou la poule dans cette tradition : mes enfants sont en train de préparer le « cadeau de la fête des mères » à l’école. Ils sont ravis de faire des cachotteries avec leur père bien sûr, et pourtant ils sont déjà suffisamment matures pour se poser des questions. Le grand m’a demandé l’autre jour :

Mais quand on n’a pas de maman, on fait un cadeau pour qui ?

Apparemment, cette année, les maîtresses leur ont proposé de faire un cadeau pour la personne de leur choix (c’est ce qu’il m’a raconté, je ne sais pas si c’est vrai ou non, je ne sais pas si c’était dans le but d’éviter ce genre de questions, ou justement – et je l’espère – pour permettre d’aborder avec les enfants ce sujet, d’en parler ouvertement et sans tabous). Toujours est-il qu’il a ramené un cadeau emballé à la maison, m’a prise à part dans la cuisine pour me dire :

La maîtresse a dit qu’on pouvait faire un cadeau à qui on voulait, pas forcément à sa maman, alors moi j’ai fait un cadeau pour mon petit frère. Tu sais, je t’aime, maman, mais j’aime aussi fort mon petit frère alors le cadeau cette année, il est pour lui.

J’étais partagée entre l’émotion de cette choupitude extrême et le méga-seum (l’envie de lui rappeler ce que c’est que 9 mois de grossesse et un accouchement !). Au-delà de ça, pourquoi faut-il que mes enfants m’offrent absolument quelque chose le 26 mai, sinon par pression du système ? Pourquoi pas un autre jour, juste comme ça, sans autre raison que celle de faire plaisir ? Et pourquoi un « objet » ?

J’avoue, bien sûr, c’est mignon de recevoir un cendrier en pâte à sel ou un carreau de carrelage peint, de voir qu’ils ont fait ça pour moi (ou pour son frère !). Il y a aussi un côté amusant d’être désormais « de l’autre côté », réaliser ce que ressentait ma mère à l’époque, quand on arrivait tous les trois avec nos cadeaux certes faits avec amour (et obligation) mais tordus, inutiles voire franchement laids ! Mais j’échangerais volontiers ça contre mes « vrais » cadeaux de maman pour les années à venir : les câlins spontanés, les « bisou-bonne journée-je t’aime » braillés sans retenue devant l’école et, surtout, leur confiance.