Parlons maintenant de l'articulation des textes mentionnés dans l'article précédent : on appelle ça la hiérarchie des normes.

Comme on l'a vu dans l'article précédent, on a affaire à pas mal de textes, de sources différentes. Alors à la limite, ce serait gérable s'ils traitaient chacun de sujets différents (par exemple, le Code du Travail encadredrait la durée du travail, les Conventions Collectives encadreraient les majorations d'heures supplémentaires, etc.) mais non ! Ils traitent bien souvent des mêmes thématiques et en plus, ils se contredisent régulièrement les uns les autres – voire parfois eux-mêmes, tellement les tournures sont tordues !

Bon, mais à la limite, ce serait quand-même gérable s'il y avait une vraie hiérarchie entre les textes : par exemple, du spécifique (les accords d'entreprise) au général (le Code du Travail), sachant qu'à chaque fois, le texte le plus spécifique ne pourrait être que plus intéressant pour le salarié que le texte le plus général (par exemple, une convention collective ne pourrait être que plus avantageuse que le Code du Travail)… oui mais ça, c'était avant !

Avant

En effet, en l'an de grâce 1123, le roi Louis VI… pardon, je m'égare. Donc reprenons : au début, il y avait une vraie hiérarchie dans les textes avec par ordre décroissant, la loi, les ANI, les accords de branche et conventions collectives puis les textes propres à l'entreprise (accord d'entreprise, usage, règlement intérieur, décisions unilatérales de l'employeur). Et si plusieurs textes traitaient du même sujet (par exemple, la majoration des heures supplémentaires), c'était la disposition la plus favorable aux salarié·e·s qui devait s'appliquer. D'où le fait que généralement, chaque texte était plus favorable aux salarié·e·s que le texte au-dessus (par exemple, les accords d'entreprise étaient plus favorables que les conventions collectives, qui elles-mêmes étaient plus favorables que le Code du Travail), sinon ça n'aurait servi à rien de les faire puisqu'ils n'auraient pas pu être appliqués.

Attention cependant, la Cour de Cassation a jugé qu'on détermine quelle est la règle la plus favorable en prenant en compte les impacts de cette règle sur l'ensemble des salarié·e·s et non salarié·e par salarié·e, donc même si une règle est moins favorable pour un·e salarié·e en particulier du fait de son statut, il se peut qu'elle soit tout de même applicable si elle est globalement plus favorable pour l'ensemble des salarié·e·s.

Petit schéma explicatif :

Schéma explicatif de la hiérarchie des normes avant la réforme de 2016

Et bien sûr, il y avait quelques exceptions - parce que la France est un pays d'exception(s) : certains articles du Code du Travail stipulaient qu'une Convention Collective ou un accord d'entreprise pouvaient être moins avantageux pour les salarié·e·s que le Code du Travail. L'article fixait alors aussi les limites de cette dérogation, pour éviter le grand n'importe quoi.

Par exemple, la durée du travail quotidienne maximale est de 10 heures, mais le Code du Travail permet aux Conventions Collectives de fixer une limite supérieure, dans la limite absolue de 12 heures maximum par jour (et sous certaines conditions - il faut pouvoir prouver qu'il n'est pas possible d'organiser le travail en seulement 10 heures). C'est assez fréquent dans le domaine des établissements de santé par exemple.

La « Loi Travail »

Et puis, il y a eu la loi du 8 août 2016 dont j'aime beaucoup le titre donc je vous le partage pour celleux qui l'auraient oublié : « Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels ». Voilà, voilà… et pour le coup, on ne peut pas vraiment blâmer les idées macronistes de flexi-sécurité, parce qu'août 2016 c'était Hollande et Mme El Khomri du Parti Socialiste !

Je ne vais pas vous détailler toute la loi, ce serait un peu long, mais en gros, elle distingue désormais les dispositions relatives au travail en deux groupes : les domaines relevant de l'ordre public (pour lesquels le législateur fixe des règles auxquelles il n'est pas possible de déroger) et les autres (pour lesquels les règles sont fixées par accord ou convention). Pour ces derniers, la loi prévoit tout de même des dispositions dites supplétives, c'est-à-dire qui ne s'appliquent que si les accords collectifs ne les prévoient pas.

Par exemple : avant cette loi, les heures supplémentaires étaient majorées à 25 % pour les 8 premières (par semaine) et à 50 % pour les suivantes. Désormais, les majorations peuvent être fixées par accord ou convention, sans toutefois être inférieures à 10 %. En l'absence d'accord ou convention, alors on revient aux majorations précédentes, à savoir 25 % pour les 8 premières et 50 % pour les suivantes.
On voit bien dans ce cas qu'un accord peut désormais être moins favorable au salarié que la loi.


Pour celleux que ça intéresse, voici les 3 blocs définis par la Loi Travail (pour les autres, vous pouvez directement sauter au paragraphe suivant) :

Je re-précise qu'à chaque fois, bien entendu, toutes ces stipulations doivent respecter les limites fixées par la loi (par exemple, dans le dernier cas, les durées maximales de période d'essai initiales sont fixées par le Code du Travail en fonction du statut du salarié).

Bloc 1 : impérativité de la branche (c'est-à-dire que, pour 13 domaines bien précis du travail, les stipulations d'un accord d'entreprise ne pourront pas être moins favorables que l'accord de branche ; si l'accord d'entreprise était déjà en cours quand la loi est passée, il ne s'applique encore que s'il est plus favorable aux salariés) - sachant qu'on dit « accord de branche » pour aller plus vite mais ça regroupe en réalité les accords de branche, les ANI et les conventions collectives. On y trouve entre autres les salaires minima, les classifications et certaines dispositions relatives à la durée du travail.

Schéma explicatif du bloc 1

Bloc 2 : verrouillage par la branche, ce qui veut dire que si l'accord de branche prévoit qu'il prévaut sur les accords d'entreprise, alors les accords d'entreprise postérieurs à l'entrée en vigueur de la loi ne pourront pas être moins favorables que l'accord de branche. En revanche, les accords d'entreprise antérieurs s'appliquent toujours même s'ils sont moins favorables. Si l'accord de branche prévoit en revanche des possibilités de dérogation, les accords d'entreprise, qu'ils soient signés avant ou après l'accord de branche, s'appliquent, même s'ils sont moins favorables. Parmi ces domaines : la prévention de la pénibilité (vous me direz, pour ce qu'il en reste aujourd'hui…), l'insertion professionnelle et le maintien dans l'emploi des travailleurset et travailleuses handicapé·e·s.

Schéma explicatif du bloc 2

Bloc 3 : du seul ressort des entreprise. Il s'agit des domaines qui ne sont ni dans le bloc 1, ni dans le bloc 2. Par exemple les primes d'ancienneté, les 13e mois et la durée de la période d'essai initiale. Ces thèmes pourront donc donner lieu à accords d'entreprise négociés avec les délégués syndicaux, ou à défaut les délégués du personnel, ou à défaut… directement avec les salarié·e·s !

Schéma explicatif du bloc 3


Ce qui m'inquiète (à tort peut-être) c'est le fait de pouvoir permettre à l'employeur de négocier directement avec le personnel (même s'il y a des quotas et que pour l'instant la plupart des sujets très sensibles restent du ressort des branches). Pourquoi ? Parce que le personnel d'une entreprise n'est pas forcément suffisamment (in)formé sur le sujet pour comprendre les implications annexes ou les conséquences à long terme de certaines décisions, qui peuvent sembler être une super idée sur le coup.

L'avantage des syndicats, au-delà de ce qu'on en pense personnellement, c'est qu'ils « baignent » là-dedans et qu'ils bénéficient de ressources mutualisées (ils sont nombreux, installés dans toute la France, donc ils peuvent partager leurs expériences, leurs retours sur certains accords, leur documentation sur les jugements récents, etc.). Ce sont des organisations qui ont eu suffisamment de poids, à une époque du moins, pour imposer aux employeurs d'énormes progrès sociaux. Car, admettons-le, les employeurs ne se sont pas vraiment battus en faveur des congés payés ! Elles ont eu un rôle primordial dans l'amélioration des conditions de travail et donc de la qualité de vie des travailleur·se·s.

Bref, je crains qu'au fil des années, le champ laissé à la négociation des entreprises n'augmente, ayant des conséquences fâcheuses à long terme sur les conditions de travail – mais l'avenir me donnera peut-être tort.

Au-delà de cette crainte, cela risque surtout de déséquilibrer le marché du travail dans un même secteur d'activité et il faudra être d'autant plus vigileant dans les recherches d'emploi. En effet, un accord de branche ou une convention collective définissent des règles du jeu identiques pour tous les acteurs du secteur d'activité, mais les accords d'entreprise ne s'appliquent que dans l'entreprise concernée. Bon, pour le moment, il y a finalement assez peu de thèmes dans ce troisième bloc, mais n'empêche, ce sera selon moi un des points à suivre de près.

Voilà, comme vous pouvez le constater, c'est super simple… ou pas ! Et encore, là, j'ai un peu simplifié sinon on y passait la nuit.

Ah oui, et j'allais presque oublier : en plus, il faut faire une veille continue (mais quand je dis continue, si tu pars 3 semaines en vacances, au retour faut vraiment rattraper la doc juridique et sociale des 3 semaines) parce que ça change tout le temps ! Alors c'est peut-être plus une impression que la réalité, mais il me semble que ces derniers mois ont été particulièrement chargés en réformes (et en modifications de réformes) en ce qui concerne le social… bref, on a été gâtés (en quantité de doc à lire, hein, pas en progrès social !).

Et vous savez ce qui est le plus rigolo pour moi ? C'est quand le législateur décide que les changements seront rétro-actifs !!! Oui, vraiment, je crois que c'est mon plus grand kiff : refaire 7 ou 8 mois de régularisations de paie parce qu'une loi votée en août doit finalement s'appliquer depuis janvier… y compris pour les salariés ayant déjà quitté l'entreprise.

Bon j'arrête de râler pour cette partie, sinon, vous allez vraiment croire que je fais que ça tout le temps… alors que c'est pas vrai : parfois, je dors !

À partir du prochain article, on attaquera deux sujets particuliers du contrat de travail et leurs implications : la durée du travail, puis la rémunération. Dans ces deux prochains articles, donc, j'aborderai en première partie les règles légales et en deuxième partie les règles spécifiques à la Syntec.